Alain Buzelay est professeur émérite à l'Université de Lorraine Membre du Cerefige (Centre Européen de Recherche en Économie Financière et Gestion des Entreprises). Titulaire d'une chaire Jean Monnet ad personam.Chargé d'enseignement au Centre Européen Universitaire de Nancy, à l'Université Paris I – Panthéon-Sorbonne et à la Faculté de Sciences Sociales et Économiques (Fasse) de l'Institut Catholique de Paris. Expert international pour l'évaluation des Universités (Qualitas – Ceenqa, Düsseldorf).
Cet article est dédié à la promotion 2020-2021 du Master GEAI pour remercier les étudiants de leur dynamisme et de leurs nombreuses initiatives qui ont compensé toutes les difficultés pédagogiques liées à la crise sanitaire - Alain Buzelay
Introduction
Un besoin de souveraineté souvent illusoire
La sortie officielle du Royaume-Uni, entérinée par l'accord du 24 décembre 2020, illustre parfaitement la volonté de retrouver sa souveraineté nationale, c'est-à-dire le monopole du pouvoir à l'intérieur de ses frontières. Une volonté obsessionnelle qu'il n'a cessé de revendiquer depuis et en dépit de son adhésion à l'Union européenne. En témoigne sa contestation permanente de la PAC, son refus d'adhérer à la zone €uro, ses réticences pour participer à la dimension sociale de l'Union et plus récemment, lors des négociations sur le Brexit, son refus du respect des normes et décisions de la Cour de Justice auxquelles l'engageait sa volonté de maintenir son accès au grand marché.
Précisons que cette revendication entêtée de souveraineté ne doit pas masquer celle de plusieurs courants politiques nationaux à l'affût d'électeurs non convaincus, voire déçus par l'Europe. Elle ne doit pas davantage faire oublier les volontés d'autonomie ou d'indépendance régionale récemment exprimées, par exemple, en Catalogne, ni les stratégies d'identité nationale menées par l'autoritarisme populiste de certains dirigeants. Remarquons cependant que ces revendications de souveraineté nationale risquent d'être d'autant plus illusoires que l'internationalisation des échanges et des crises s'intensifie avec l'interpénétration subie des économies dans le monde, et plutôt organisée au sein de l'Union européenne.
I - L'internationalisation comme atteinte aux souverainetés nationales
A - Internationalisation des activités et perte d'indépendance souveraine
La souveraineté d'un État, définie comme le monopole du pouvoir à l'intérieur de ses frontières, lui confère, selon le droit international, son indépendance. Mais que devient cette indépendance dans un monde d'interdépendances nées de l'ouverture et de l'interpénétration croissantes des économies ? La libéralisation plus ou moins partielle des échanges à l'échelle mondiale après 1945, son intégralité en Europe depuis le marché commun devenu grand marché, explique ces interdépendances. À la libre circulation des biens et services, s'ajoute en parallèle – dans l'espace européen – celle des capitaux financiers et physiques, des investissements directs et indirects. Ces derniers permettent aux multinationales de segmenter géographiquement leurs chaînes de production en fonction des conditions et des avantages offerts par tel ou tel pays, en vue d'optimiser leurs coûts et leurs profits. Ajoutons que les objectifs de ces firmes n'ont aucune raison de correspondre à ceux des États dans lesquelles elles sont implantées, leur logique de rentabilité pouvant aller à l'encontre des politiques gouvernementales.
L'autonomie liée à la souveraineté nationale est ainsi remise en cause par la croissance des interrelations commerciales, financières et productives entre pays, notamment au sein de l'Union, ainsi que par le champ décisionnel des multinationales qui déborde largement du cadre national. Ajoutons que les spécialisations résultant de l'échange international peuvent expliquer le recul de certaines activités nationales dites « de base », comme celle de l'énergie, de l'alimentation, de la pharmacie, des composants électroniques…, et remettre en cause le principe de sécurité d'approvisionnement dont a besoin la souveraineté nationale.
B - Internationalisation des activités et propagation des crises
Quels que soient les facteurs pouvant les déclencher et les pays où elles apparaissent, les crises se propagent inévitablement à l'échelle mondiale sous l'effet de l'internationalisation des économies.
La crise de 2008, comme la majorité des précédentes, a d'abord été financière et américaine, ne pouvant survenir que dans une économie ultrafinanciarisée. Pour accroître l'accession à la propriété au bénéfice d'une grande partie de la population contrainte à une longue stagnation de son pouvoir d'achat, les banques ont reçu l'ordre de prêter davantage, grâce à de très faibles taux d'intérêt en début d'emprunt. Puis l'inévitable augmentation des charges financières a conduit les ménages à l'insolvabilité. En réaction, ayant largement garanti leurs prêts par le système des hypothèques, les banques se sont approprié les logements initialement acquis par les emprunteurs, qu'elles ont aussitôt et massivement revendus, provoquant la chute des prix sur le marché immobilier. Ainsi, ne pouvant retrouver dans le produit de leurs ventes le montant des crédits qu'elles avaient consentis, les banques, à la suite des ménages, ont connu l'insolvabilité.
Puis cette crise économiquement financière, jusqu'alors limitée aux États-Unis, s'est propagée, plus ou moins intensément, au reste du monde, par le biais de la chute des flux commerciaux suivie de celle des flux d'investissements physiques et financiers. Si la crise sanitaire actuelle n'a évidemment pas une origine financière, les confinements auxquels elle a donné lieu ont provoqué des baisses d'activités. Des baisses qui se sont d'autant plus propagées à l'échelle mondiale que la transnationalisation du virus est venue renforcer celle de la chute des flux commerciaux et des flux d'investissements.
II - Les conditions d'un retour à des souverainetés plus fonctionnelles
A - Des souverainetés nationales secourues par des souverainetés communautaires
Face à l'internationalisation de nos économies, les souverainetés nationales peuvent, dans certains domaines, perdre en autonomie et pouvoir. L'expérience révèle néanmoins que leur transfert éventuel à un échelon communautaire – plus agrégé – doit permettre de les retrouver indirectement. Ceci est encore conforme au principe de subsidiarité cher aux fédéralistes, selon lequel une action non efficace au niveau inférieur peut le devenir si – à titre subsidiaire – on l'effectue à un échelon supérieur.
Ceci est vrai en matière monétaire où, depuis le début des années soixante-dix, les politiques nationales ont souffert d'une inefficacité croissante. Les stratégies de dévaluation en vue de relancer la compétitivité-prix à l'exportation se sont en effet heurtées à des taux d'inflation provoqués par la hausse des coûts à l'importation, qui sont venus neutraliser la baisse attendue des prix à l'exportation. De même, le recours aux baisses de taux d'intérêt pour favoriser la reprise est loin d'avoir eu les résultats escomptés. La fuite des capitaux en résultant a favorisé une détérioration de la monnaie locale, qu'il a fallu soutenir par son rachat en puisant dans les réserves en devises, dont la réduction a provoqué une contraction de l'offre de monnaie banque centrale, et par conséquent une hausse des taux d'intérêt contraire à la baisse stratégiquement décidée. Cette non-efficacité des politiques monétaires nationales explique le revirement des gouverneurs, jusqu'alors très souverainistes, des banques centrales en faveur de l'adhésion à la zone €uro. Ils allaient, collectivement, pouvoir retrouver à l'échelle de la zone la souveraineté progressivement perdue à l'échelle nationale.
B - Des souverainetés nationales confortées par des accords de coopération
Ces transferts de compétences et de souverainetés au niveau communautaire ne sont toutefois pas sans limites. Nombre d'États nourrissant un tropisme national y sont réticents. Ajoutons que le fédéralisme prôné par les pères de l'Europe se veut pluri et non mononational. D'où la nécessité de recourir davantage à des accords de coopération pour redynamiser les souverainetés nationales, dans le cadre d'un multilatéralisme solidaire n'imposant pas seulement des transferts de souverainetés nationales mais aussi des coopérations démocratiquement établies entre ces souverainetés pour mieux les conforter.
De tels accords, souvent très exigeants, sont fréquents en matière commerciale si l'on considère ceux déjà conclus ou en cours avec le Canada, le Japon, le Mercosur, le Vietnam, l'Indonésie, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Le 21 juillet 2020, un accord important et inattendu a été signé en faveur de la mutualisation du financement du plan européen de relance post-Covid, pour un montant de 750 milliards d'€uros. Si l'insécurité engendrée par la crise sanitaire a pu favoriser quelques réactions souverainistes de repli, elle a heureusement relancé à l'échelle européenne des volontés de coopération. Il en est ainsi dans le domaine de la défense, avec l'objectif de parvenir à une « autonomie stratégique européenne » n'excluant pas le maintien de l'Union dans l'Alliance atlantique (OTAN). Il en va de même en matière industrielle, avec de nouvelles alliances en vue d'atténuer la dépendance de l'Europe dans l'approvisionnement de batteries et de semi-conducteurs ou encore le stockage des données (avec l'éventuelle création d'un cloud européen). C'est aussi le cas dans le domaine sanitaire, l'actualité récente nous ayant rappelé la nécessité d'accords solides quant à la production et à la distribution de médicaments et de vaccins…
Conclusion
La gestion des interdépendances comme rempart contre les dépendances
Si l'internationalisation et la dépendance de nos économies, corollaires de leur croissance et de leur développement, portent atteinte à leur souveraineté nationale, le recours à un protectionnisme généralisé et permanent est exclu. Comme la gestion de la démocratie, celle de la souveraineté ne peut être guidée par des réactions affectives.
Seule une gestion des interdépendances s'impose pour ne pas subir les dépendances, grâce aux transferts de certaines souverainetés nationales à un niveau plus agrégé et aux accords de coopération dans le cadre d'un multilatéralisme solidaire.
Bibliographie pour en savoir plus :
Alain Buzelay : « Un Brexit bien négocié mais à l'avenir incertain »,
in Revue de l'Union européenne, Paris, à paraître en mars 2021.
Alain Buzelay : « Pour une redéfinition de la souveraineté sous l'angle économique »,
in Europa – Revue de géopolitique européenne, Areion Group/Capri, Paris, n°1,
novembre 2009 – janvier 2010, pp.65-70.
Maxime Lefebvre : « Europe puissance, souveraineté́ européenne, autonomie stratégique : un débat qui avance pour une Europe qui s’affirme »,
in Question d'Europe n°582, 1er février 2021, Fondation Robert Schuman.
Comentarios